Pourquoi la salle de cinéma ne peut ni ne doit être remplacée ?
- Le Poulpe
- 28 août 2020
- 5 min de lecture
Un spectre plane sur le cinéma mondial actuel : celui de la diffusion à venir de Mulan, la prochaine adaptation d’un classique d’animation Disney en live action, qui évitera la diffusion en salles pour directement apparaître sur la plateforme Disney+ au prix d’un abonnement et de 29,99$ supplémentaires. Ce film et son mode de diffusion interrogent notre rapport à la salle de cinéma : est-elle nécessaire à notre vision du 7e art ? n’est-elle qu’un élément éventuel dans la chronologie des médias ? Mais d’ailleurs : qu’est-ce que cette chronoloquoi ? et comment influence-t-elle tout le système de production et de diffusion du cinéma en France ? On vous explique tout ça dans cet article.

Kézaco la chronologie des médias ?
Il s’agit d’un schéma d’organisation de la diffusion des films en France en fonction du mode de diffusion et de leur réussite en salle (voir fig.1). En vérité cela signifie qu’un film voit sa diffusion compromise par son succès en salle ; supprimer un film des salles revient en somme à remettre en question toute la logique de diffusion des autres films, mais aussi de compromettre sa popularité. C’est aussi un moyen d’économiser une certaine somme sur la première diffusion du film. En effet, la diffusion en salle est souvent un véritable investissement pour un film : celui-ci se calcule en fonction du nombre de copies (de salles aptes à le diffuser : voir fig. 2), prix auquel on doit ajouter toute la communication et la publicité faite autour du film. En sachant qu’un film en France coute en moyenne 4 millions d’euros, la diffusion de celui-ci peut couter le quart, voire la moitié du budget de celui-ci. Ainsi, la chronologie des médias et la sortie en salle sont normalement intrinsèquement liées, surtout quand il s’agit d’un blockbuster américain (comme un film Disney).
Pour donner une idée concrète, Mulan a reçu un budget de 290 000 000 $ et aurait donc dû coûter plus de 2 000 000 € rien que pour sa diffusion en France ; à la suite de cette diffusion en salle, la compagnie Disney aurait dû attendre encore entre un an et demi et trois ans avant de pouvoir le diffuser sur sa plateforme de SVoD (qu’est-ce que la SVoD ? réponse au paragraphe suivant), ce qui veut dire un bénéfice incertain par le Box-office que Disney préfère ainsi s’épargner au profit d’un bénéfice plus immédiat sur Disney+.
Enfin, il est intéressant de remarquer que pour beaucoup, le cinéma est né par l’invention de la salle de cinéma (plutôt que de la technologie) avec la première diffusion du 22 mars 1895 d’un film des frères Lumières : le cinéma serait donc lié nécessairement à la salle où il est diffusé. Ne dit- on pas d’ailleurs aujourd’hui qu’on va « au cinéma », le présentant comme un lieu avant tout ?

Un cinéma DIY est-il possible ?
Dans notre société où le renfermement sur soi et son cercle de proches va croissant, le cinéma s’est de plus en plus retrouvé chez nous : home cinéma, vidéoprojecteurs, écrans plats et LCD essaient de nous donner l’effet de la salle, se ventant comme étant de plus en plus performants (Ultra HD, 4K...). Ajoutons à cela des structures, comme Netflix, Amazon Prime ou Disney+, qui nous proposent des contenus originaux et très variés avec une qualité visuelle de plus en plus optimale et cinématographique. Ces nouvelles structures (de SVoD : Vidéo sur Demande par abonnement) touchent de plus en plus d’internautes qui l’utilisent sans forcément y être abonné (environ 3 Français sur 10 en 2019). Peut-on alors penser que le cinéma va évoluer pour oublier les salles et venir chez nous, dans nos salons ? Il faut avant tout se souvenir d’une différence de but entre le cinéma classique et ces nouveaux médias : les services de SVoD ont pour but de nous garder connectés sur leur plateforme en les alimentant de films jugés cultes que le public voudra voir à nouveau et de séries inédites qui nous captivent et nous gardent les yeux rivés sur nos écrans ; le cinéma quant à lui cherche à nous faire nous déplacer vers des salles où nous vivons une expérience en commun. En somme, on peut comprendre la différence entre cinéma et SVoD comme ce qui différencie le théâtre du roman (voir fig. 3). Sans oublier que voir un film en salle, c’est demander une plus grande concentration, voire chercher à provoquer la frustration du public qui ne peut ni revenir en arrière ni recommencer le visionnage, ni faire pause pour mieux le comprendre (on pensera aux films labyrinthiques de David Lynch ou aux récits enchâssés de Christopher Nolan qui jouent avec la compréhension du spectateur). Voir un film chez soi c’est ainsi mieux comprendre son propos et ses détails, donc parfois, mieux l’apprécier.


Pourquoi diable alors continuer à aller dans les salles obscures ?
Ainsi, on voit bien que ce que le cinéma « home maid » ne pourra jamais remplacer c’est le public autour de nous dans la salle obscure qui nous accompagne et reste en communion avec nous au long de notre visionnage. Ce public, compagnon nécessaire de notre contrainte de ne pouvoir ni revenir en arrière ni arrêter le visionnage, est ainsi ce qui provoque des émotions particulières chez le spectateur : voir un film dans une salle de cinéma, c’est le voir dans les conditions dans lesquelles il a été prévu pour être visionné. Découvrir Lawrence D’Arabie ou The Dark Knight, c’est les découvrir sur un grand écran et profiter des magnifiques plans panoramiques offerts par ces deux chefs d’œuvres, des immenses espaces désertiques des colonies anglaises d’Afrique du XXe siècle aux plans aériens de Gotham filmés en Imax. La salle produit également un cadre, une atmosphère périphérique au film mais parfois indissociable de celui-ci : la fin du film BlacKkKlansman de Spike Lee (2018) demande d’être vue dans une salle à grand écran avec un public qui ne peut s’écarter des images qu’il voit (notamment au niveau du final du film, fait d’images d’archives et d’un drapeau américain retourné en noir et blanc). Enfin et surtout, aller au cinéma ce n’est pas uniquement se faire plaisir dans un cadre qui le permet ; c’est aussi participer à la création cinématographique française. En effet, le CNC (Centre National du Cinéma et de l’image animée) taxe chaque place de cinéma (dans une salle de cinémas) à un taux fixe de 10,72% (et 16,08% pour les films interdits aux moins de 16 ans). Ainsi sur une place à 7€ (en moyenne), chacun participe à hauteur de 0,75€ à la création cinématographique en France. Voir un film au cinéma en France c’est donc permettre au cinéma de continuer à se développer et à produire. En vérité, c’est ce système si particulier et nécessaire à la survie du cinéma en France que Disney remet en question en commençant à publier des blockbusters attendus du public sur sa plateforme SVoD : car celui-ci sera surement un carton et donc appellera Disney (et les autres plateformes similaires) à recommencer, coupant ainsi une grande partie des revenus de la TSA (taxe sur les entrées en salles de spectacles cinématographiques) du CNC et donc des aides qu’il donne ensuite aux créateurs. Voilà pourquoi il faut continuer d'aller au cinéma (surtout dans un pays comme le nôtre où, n’en déplaise aux grincheux, les places de cinéma ne sont pas si onéreuses). Ainsi, la salle de cinéma est en France à la fois le lieu qui permet la meilleure expérience en commun possible – conçue pour coller aux conditions prévues par les créateurs, eux-mêmes amateurs de cet environnement – et qui permet aussi la continuité et le mouvement perpétuel de la création de films en France. De fait, n’oublions pas de continuer à aller au cinéma, malgré les expériences de diffusions des grosses entreprises comme Disney.

Amateurs de cinéma et cinéphiles de toute la France, unissons-nous.
La Madeleine
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